Zone de guerre : restituer la vie des populations est un défi, estime le reporter Guillaume Lavallée

Avec son essai Dans le ventre du Soudan, Guillaume Lavallée, journaliste à l’Agence France-Presse, permet de mieux cerner la situation d’un pays plongé en plein chaos. En entrevue, il a fait part à Touki Montréal de sa vision des récents événements dans le Sud du Soudan et rappelle les nombreuses difficultés rencontrées par les reporters de guerre.

À la fin de votre livre, vous disiez que le défi du Soudan du Sud était de devenir une nation. Quelques mois plus tard, le pays est au bord de la guerre  civile. Bien que vous soyez désormais loin de cette région, qu’est-ce qui, à vos yeux, peut expliquer cet échec?

Le Soudan du Sud est traversé par une histoire de rivalités tribales, ethniques, de conflits locaux pour l’accès au pâturage, à des points d’eau, et le vol de  bétail. Au cours des années ayant précédé l’indépendance sud-soudanaise, la résurgence de ces affrontements étaient déjà perçue comme une menace pour la stabilité du pays à venir.

À ces accrochages, s’ajoutaient des tensions profondes au sein de la SPLA, l’ancienne rébellion sudiste devenue l’armée du Soudan du Sud.

Pour faire une histoire courte, les Dinka, numériquement le premier peuple sudiste, ont gardé la main haute sur les principaux postes, militaires et politiques, ce qui a donné lieu à ce que certains ont baptisé «Dinkacratie» et donc à un certain ressentiment chez les Nuer et les Chillouk, deux autres grands peuples de la myriade sudiste.

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Le Sud-Soudan comptait à son indépendance sur les germes d’un État, mais pas sur une «nation» au sens européen du terme. La nation était encore à «construire» mais sur de nouvelles bases.

Les rapports entre les deux Soudan, et surtout de la circulation du pétrole du Sud vers le Nord où il est ensuite exporté, ont continué à dominer des débats après l’indépendance du Sud en 2011.

En filigrane, les questions sur la bonne gestion du Sud, de son unité, du partage du pouvoir se sont progressivement imposées.

Les affrontements au Soudan du Sud semblent ainsi à la fois «prévisibles», car les rancœurs profondes sont connues, et «imprévisibles» car personne ne prévoyant un embrasement aussi soudain, violent et terrifiant pour l’avenir du plus jeune pays au monde.

En lisant votre ouvrage, on ne peut s’empêcher de penser aux deux journalistes français assassinés au Mali, en novembre dernier. Vous-même, vous êtes-vous senti comme une cible?

À Khartoum, en 2010, j’avais rencontré Ghislaine Dupont, grand reporter à RFI, enlevée et assassinée cet automne au Mali avec son collègue Claude Verlon.

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Au Soudan je ne me suis jamais senti comme une cible. Khartoum est une sorte de cité-État plutôt paisible, quoi qu’on puisse en penser. En reportages au Darfour, il m’est déjà arrivé d’avoir peur d’être kidnappé en effet. À partir du printemps 2009, le pays a connu une vague d’enlèvements d’étrangers dans cette région, ce qui nous a forcés à changer notre manière de faire du reportage sur le terrain et surtout à éviter certains secteurs de cette région.

Aussi, aucun des otages étrangers au Darfour n’a été tué. Les ravisseurs s’en servaient comme d’une monnaie d’échange pour toucher une rançon et faire part de leurs griefs à la communauté internationale. Donc, oui il y avait des risques quant aux enlèvements, mais je n’avais pas de craintes d’être tué ou je n’ai pas fait l’objet de menaces directes.

Qu’il s’agisse des reporters de guerre ou de la presse locale, on a l’impression que peu de personnes au Soudan se soucient de leur sort, y compris chez les diplomates. Comment expliquez-vous cet apparent manque de considération?

Je ne pense pas que «peu de personnes se soucient» du sort des journalistes au Soudan. Premièrement, les chancelleries, l’ONU et les autorités soudanaises lisent de près tout ce qui se publie sur le pays par la presse locale et étrangère.

Les journalistes étrangers sont surveillés de près et doivent obtenir de nombreuses autorisations pour se rendre par exemple au Darfour. Et c’est très contraignant en effet. Toutefois, ils ne sont pas soumis à la censure et ne font pas, sauf erreur, l’objet de menaces physiques directes.

La presse locale, elle, subit les visites régulières des censeurs d’État et est sujette à différentes formes d’intimidation, voire à des arrestations en règle. Des associations comme «Reporters Sans Frontières» et même des gouvernements étrangers vont tenter de faire pression sur le gouvernement local, mais la marge de manœuvre demeure en effet limitée.

Vos conditions de travail sont-elles similaires au Pakistan ou vous êtes reporter pour l’AFP? Est-ce le même bourbier structurel?

Au Soudan comme au Pakistan, les correspondants étrangers doivent négocier l’accès avec les autorités pour accéder à certaines zones jugées sensibles. Et il est vrai que dans certaines de ces zones reculées les risques d’attaques et de kidnappings sont bien réels.

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Résultat, lorsque des combats font rage dans un village du Soudan du Sud, du Darfour ou qu’un drone américain frappe les zones tribales pakistanaises, nous ne le voyons jamais.

Nous devons nous fier aux témoignages de différentes sources que nous recoupons sans avoir nous-mêmes vu attaques et bombardements. Après coup, nous pouvons tenter de nous rendre sur place, de nous rapprocher des rescapés, mais nous n’avons accès bien souvent qu’à la résultante plutôt qu’à ces violences.

Une des choses les plus difficiles pour un correspondant étranger est sans doute de restituer la vie quotidienne par-delà l’actualité. Comment les peuples vivent, mangent, s’aiment, se marient, etc.

Les correspondants ne sont pas des gestionnaires d’images. Pour citer Albert Londres, «notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie». Or il y a des plaies vives que nous ne pouvons taire. Il serait irresponsable de faire «silence radio» sur des affrontements importants au Soudan, des attentats clés au Pakistan, ou des phénomènes de société déchirants dans ces pays, simplement pour en donner une image plus polie.

Tout le défi est de raconter aussi le reste, «l’autre» de l’actualité, ce qu’on voit moins et lit moins pour faire ressortir les nuances d’un pays, restituer la vie comme elle est vraiment vécue par la population locale.

Dans le ventre du Soudan de Guillaume LavalléeCritique de «Dans le ventre du Soudan»

Sorti en septembre 2012, «Dans le ventre du Soudan» donne un aperçu sombre de la situation du pays au moment du référendum sur l’indépendance du Sud, en janvier 2011.

Comment pourrait-il en être autrement alors que la guerre civile au Darfour avait possiblement déjà causé la mort de centaines de milliers de personnes, que le président Omar el-Béchir faisait l’objet d’un mandat d’arrestation émis par la Cour pénale internationale, et que de nombreuses tribus semblaient se dresser irrémédiablement les unes contre les autres?

Le journaliste Guillaume Lavallée  décrit dans le détail cette atmosphère explosive. Si l’avalanche de faits, de violences et de rancunes énoncée renforce l’impression de chaos, elle pourrait aussi perdre le lecteur néophyte.

Des enjeux financiers où l’on croise notamment la route d’entreprises françaises et chinoises au jeu dangereux joué parfois par certains États voisins, l’ouvrage reste malgré tout un témoignage précieux, démontant si besoin était, le courage et le travail essentiel des reporters de guerre.

Photos :  Flickr

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