Entrevue avec Justice Rutikara, un Muzungu du Québec

Récipiendaire en 2020 de la bourse Vivacité du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) pour 7e jour, son premier documentaire animé, le cinéaste et diplômé en Études internationales de l’Université de Montréal Justice Rutikara est un fan d’œuvres populaires et impressionnantes, mais de l’aveu de ce Muzungu du Québec, son souhait est d’aller au-delà de la sphère traditionnelle du septième art.

Justice Rutikara comment vous décrivez vous ?

En tant qu’artiste, je me décris comme un cinéaste en ce moment.

J’ai débuté ma carrière comme comédien à l’adolescence, mais présentement je développe plusieurs projets en tant que cinéaste principalement.

Une de mes envies serait aussi de devenir scénariste pour jeux vidéo ou pour d’autres œuvres cinématographiques et médiatiques.

Travailler dans une grande équipe de scénaristes, cela fait partie de mes ambitions… Aller au-delà de la sphère traditionnelle du cinéma.

La réalité virtuelle est aussi un domaine qui m’intéresse beaucoup.

Pourquoi avoir choisi l’art du cinéma en particulier ?

Comme beaucoup de personnes, je suis touché par les œuvres populaires et impressionnantes. Les films sont accessibles et permettent de raconter des expériences humaines à travers de nombreux symbolismes. Le cinéma est un élément qui m’hypnotise et me garde très concentré. Sa complexité m’intéresse. Il concentre une multitude d’arts différents comme la photographie, la musique, l’interprétation, plusieurs couches d’arts qui nous obligent à rester assidus pour réaliser une œuvre complète.

Quand je suis arrivé au Québec à l’âge de 3 ans, originaire du Rwanda, je ne parlais pas français, seulement swahili et un peu d’anglais. Petit, lorsque je regardais la télévision, les films étaient une manière pour moi de comprendre la culture, les mœurs de ce nouveau monde. Une forme d’apprentissage qui m’a permis de découvrir les codes québécois et canadiens, bien qu’ils soient abstraits. Une façon de lire et de comprendre ce nouvel environnement. C’est ainsi que je suis devenu accro aux films.

Cependant, une chose m’a beaucoup manqué: celle de me voir dans ces films et faire partie de ces histoires. Je me voyais y participer. Ce qui m’a poussé d’en créer moi-même et de le faire aussi pour ceux qui me ressemblaient.

Quels sont les buts dans l’exercice de votre art?

Au-delà de la dimension de l’histoire, il y a toujours une leçon, une morale à apprendre. Le but est d’éviter la répétition des mêmes valeurs et mêmes genres d’histoires qui sont racontées. Mettre en avant d’autres formes d’idéologies, présenter et partager de nouvelles visions.

Je suis très conscient de l’impact que les films et les séries ont eu sur moi. J’ai su que cela était à ma portée de pouvoir moi-même en créer. Il y a des histoires qui méritent d’être racontées que je ne voyais pas. [Je veux] apporter quelque chose avec un nouveau regard.

Pourriez-vous nous expliquer votre concept du chaos harmonique ?

Dans les récits d’ici, la majorité du temps, les histoires sont racontées de manière très bilatérale. Souvent, ce sont les méchants et les gentils, les héros et les vilains. C’est blanc ou noir. L’ambiguïté devient de plus en plus à la mode dans les films populaires, surtout à Hollywood en ce moment. Les personnages sont présentés différemment. Les tendances évoluent.

Ayant grandi dans un milieu très multiculturel, dans un foisonnement de points de vue différents, avec plusieurs cultures, religions et mouvements de pensées, cela diverge avec les films d’ici qui sont plus simplistes. Parfois cela fonctionne bien, mais j’avais juste envie, via ce concept de chaos harmonique, de montrer à quel point le chaos ou le désordre venant des différences d’identités pouvaient sonner harmonieusement ensemble. Aller un peu contre la vision de la pureté des choses, trop simples.

J’ai envie d’illustrer la complexité, l’ambiguïté des éléments.

Raconter des histoires en prenant des points de vue qui ont l’air d’être divergents, mais qui en fait sont très liés. Mon premier documentaire, Le Muzungu québécois, est un peu dans cette veine.

Que veut dire ce terme : un Muzungu québécois ?

Ce terme vient du swahili et il veut dire un étranger, errant, une personne qui vient d’ailleurs. Traduit aussi comme un voyageur, une personne qui traverse momentanément. Pendant la colonisation, ce mot avait une connotation de supériorité, ce qui a fini par vouloir dire Blanc.

Ma mère plaisante souvent à ce sujet et se moque de moi en m’appelant le Muzungu du Québec. Parfois, j’ai une attitude ou un comportement qui sort de son ordinaire. Cela reflète donc une multitude d’idées qui n’ont pas l’air de se mêler que j’ai pu illustrer dans ce film.

Je me suis promené dans les rues de Montréal interrogeant des Africains sur leur sentiment d’appartenance, à savoir s’ils se sentaient Africains ou Québécois.

Parler nous du projet Être noir(e) à Montréal, pouvons-nous avoir une description du fait d’être Noir dans cette ville ?

Ce projet est né d’un programme mis en place par la Fondation Fabienne Colas qui gère notamment le Festival international du film noir à Montréal. Dans ce cadre de mentorat et création, très court, environ quatre mois, avec la participation de cinq cinéastes afro-descendants, on m’a invité à participer après le désistement d’une personne initialement sélectionnée. Afin de compléter la liste de cinq œuvres à présenter, j’ai dû en moins d’un mois composé ce film.

Il y a une volonté de la part de la fondatrice et de son équipe d’aider des jeunes qui n’avaient pas forcément d’expérience en cinéma, à développer un court documentaire (environ 10 minutes) pour expliquer leurs points de vue sur le fait d’être Noir(e) à Montréal.

Pour ma part, j’avais envie de raconter cette histoire via la relation que j’ai avec ma mère, en me questionnant: qu’est-ce qu’être Noir, ou pas assez Noir, être Blanc finalement ? Ma mère se considère comme une Rwandaise, Africaine, Québécoise, mais je pense que s’identifier en tant que nationalité demande aussi l’accord du peuple.

Il faut que les autres l’acceptent et le reconnaissent. Je sens que ma mère n’a jamais senti cette reconnaissance quelque part, même s’ils l’ont accueillie. Le fait qu’elle ne soit pas née au Québec, qu’elle n’est pas blanche de peau non plus, elle ne sera peut-être jamais reconnue en tant que telle, selon ses dires. Elle vit bien avec cette réalité, ce qui la rend encore plus fière. Elle n’hésite pas à proclamer qu’elle est et vient d’ici.

Quels sont les sujets qui vous touchent et vous inspirent le plus ?

Les injustices au niveau de la représentation, sur ce qu’on voit et ne voit pas au cinéma. Ces dernières années, je me suis rendu compte de la force de l’absence. Dans toutes les histoires racontées aujourd’hui on crée un imaginaire rempli d’idéaux. J’aimerais voir une meilleure représentativité de la nature humaine dans sa diversité et de l’aborder le plus possible pour créer un certain équilibre.

Je m’inspire beaucoup de mes propres expériences et réalités. Cependant, j’aime les défier et remettre en question mes propres points de vue. Tous mes films sont basés sur un certain angle, un souvenir, un endroit, tout en questionnant ce que j’ai déjà vécu et ce que je pense.

C’est pourquoi j’essaie de collaborer avec le plus de personnes qui ont des visions différentes de la mienne, pour qu’il y est une certaine harmonie. Je provoque beaucoup de chaos pour en ressortir la beauté de cette harmonisation du désordre. Une cacophonie qui peut naître de plusieurs discours qui essaient d’être qu’un.

Mon dernier documentaire intitulé La cité des autres est basé sur la symbolique des chants grégoriens qui démontrent que plusieurs voix peuvent en former qu’une. Ce qui reflète ma démarche de jeune cinéaste qui, pour développer des films, doit collaborer avec une multitude de personnes et d’artistes. Il faut constamment faire des compromis tout en essayant de garder une même direction avec un certain sens.

Quels ont été les débouchées après avoir gagné le Prix de la Relève 2018 à la Course des régions pancanadienne et avoir été nominé meilleur réalisateur de l’année au Gala Dynastie 2020 ?

Ce fut une continuité dans ma carrière, cela représentait le sérieux et mon ambition d’évoluer dans l’industrie du cinéma. C’était aussi une motivation personnelle.

Il y a des ententes qui ont découlé de cette expérience, mais surtout une confiance à pouvoir faire des demandes de financement pour mes films et consolider ma fiche d’artiste. On me prend un peu plus au sérieux maintenant…

Après l’année tumultueuse que nous venons de traverser, à quoi ressemblera votre vie d’artiste en 2021 ?

Pas mal occupée… J’ai déjà six projets confirmés et peut-être deux autres qui vont s’ajouter. Je risque d’être concentré sur mes affaires et de vouloir maintenir cette belle année en termes de créativité que j’ai eue en 2020.

Malgré tout ce chaos que l’humanité a vécu, j’ai tellement été dans ma tête, plongé dans mes actions, que j’ai réussi à développer plusieurs projets. Je vais être dans cette même continuité.

J’ai donc un film qui va sortir en février, La cité des autres, un documentaire sur l’aspect socioculturel de la vie de résidents du plus grand HLM de la ville de Québec; autrefois enfants réfugiés. Il sera diffusé sur les plateformes télévisuelles et digitales de Radio-Canada.

[J’ai aussi] un projet de Balado de fiction (audio), La garde forestière, que j’ai produit cet été avec la coopérative Spira (dédiée au cinéma indépendant), dans le cadre du programme collectif La Caméra brisée, en collaboration avec trois autres projets de Balado d’une quinzaine de minutes. Plusieurs autres sont en développement, en écriture et devraient se concrétiser aussi cette année.

Cet entrevue a été réalisée dans le cadre d’un partenariat avec le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), notamment pour son programme de bourses aux artistes.

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